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Littérature française - Page 79

  • Disparition d'un père

    Dans l’eau je suis chez moi est le premier roman d’Aliona Gloukhova : le récit par fragments, en une centaine de pages, de la disparition d’un père. Ou plutôt une reconstitution de l’homme que fut Youra Gloukhov pour sa fille, avant de disparaître dans le naufrage d’un voilier. Un portrait puzzle dont les pièces sont ses propres souvenirs d’enfant – elle avait onze ans quand son père a disparu –, ceux de sa famille, sa recherche d’indices dans les endroits qu’il a fréquentés.

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    La Svislotch à Minsk (Biélorussie)

    La narratrice les revoit tous les cinq à bord de la voiture « orange, moche, bossue », une Zaporozhets : son père au volant, sa mère à côté, sa sœur Tania, son demi-frère Slavka et elle-même, cinq ans, sur le siège arrière avec la chienne. Ils vont camper comme chaque été près de la forêt. Là, quand son père entre dans l’eau du lac, « il est dauphin » dans sa combinaison noire imperméable.

    Tous les souvenirs ne sont pas si heureux. Son père buvait, comme tout le monde à Minsk, une ville où il faut « boire pour trouver du courage ». Il souffrait de « dipsomanie », un désir irrésistible de boire pendant des jours, jusqu’à devenir « parfaitement immobile ». Quand il arrive à se passer d’alcool pendant un mois, ils mènent une vie de famille « normale », il l’emmène à la piscine, jette des pièces de monnaie dans le bassin, qu’elle va chercher les yeux ouverts. « J’ai appris à nager avant d’apprendre à marcher. » Dans l’eau, elle se sent plus en confiance.

    Elle avait onze ans, en novembre 1995, lorsque son père qui en avait cinquante a disparu « sur un voilier, en mer Méditerranée ». Le lendemain, quelqu’un leur téléphone pour le leur annoncer, une voix d’homme inconnue, qui parle de tempête. Les deux autres hommes à bord ont survécu. Pour sa fille, il va revenir : « disparaître ce n’est pas mourir ».

    Désormais, à chaque démarche administrative, il lui faudra choisir la mention adéquate pour le statut du père : « mort » ou « disparu ». Cocher la première deviendra plus simple, rien à expliquer. En 2003, à l’université de Minsk, elle perçoit « une allocation, une pension de réversion », de l’argent qui la lie encore à son père.

    De quoi se souvient-elle précisément ? De sa barbe qui pique, de ses cheveux durs dont elle a hérité, ainsi que de ses yeux gris bleu. Une fille dresse la liste des choses que son père faisait, disait, aimait. De moments gardés en mémoire. De ce qu’on lui a raconté à son sujet. En 2009, quatorze ans après sa disparition, elle commence à écrire sur « l’indicible », contre cette image floue dans ses souvenirs. Elle interroge sa mère sur leur rencontre, leur vie d’avant, mais sa mère « ne peut pas en parler beaucoup ».

    Tania, sa grande sœur, et surtout Slavka, l’aîné, ont leurs propres images de ce père qui disparaissait déjà souvent de chez eux avant de disparaître pour de bon. Il travaillait au contrôle de la radioactivité des équipements médicaux. Le 26 avril 1986 (Tchernobyl), il a tout de suite vu sur ses instruments que « quelque chose s’était passé » et les a tous fait rentrer à la maison, fenêtres fermées et torchon mouillé sur le pas de la porte.

    « Je ne sais pas comment j’ai pu m’habituer à son absence, peut-être que je ne m’y suis jamais habituée. Quand j’y pense, je vois à nouveau quelqu’un au milieu d’une chambre, quelqu’un qui tente de parler et n’y arrive pas, parce qu’il faut trouver les mots, et les mots sont rangés dans des endroits inaccessibles. »

    Dans l’eau je suis chez moi est l’évocation troublante par Aliona Gloukhova, née en 1984, de son père « dauphin » disparu, imaginé, attendu, rêvé depuis tant d’années. D’origine biélorusse, la jeune romancière l’a écrit en français, dans le cadre d’un Master de Création Littéraire à l’Université Paris 8. Elle explique son parcours sur son site et ce qu’écrire veut dire pour elle : « chercher de nouvelles significations pour les mots et questionner ce qu'ils cachent, mais aussi donner sensibilité et force aux paysages intérieurs des autres ».

  • Un prince fragile

    Prince d’orchestre, au lieu de chef d’orchestre, on verra pourquoi Metin Arditi a choisi ce titre pour son roman consacré à la musique et à la direction d’orchestre. Son héros, le bel Alexis Kandilis, va de triomphe en triomphe. Quelles que soient les situations, tout rentre dans l’ordre sous sa baguette et se termine par une ovation, dans les plus grandes villes du monde.

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    L'Orchestre de la Suisse romande au Victoria Hall de Genève

    Au printemps 1997, l’émotion du chef n’est plus la même qu’à ses débuts, il a appris à feindre. « Et comment aurait-il pu en être autrement ? Mêmes grandes salles. Mêmes solistes. Grand répertoire repris, répété, resservi. » Il joue donc aussi l’émotion, bien qu’il n’en puisse plus : « il y avait la gloire, l’argent, la facilité extrême. Alors il poursuivait. » Les chants des enfants morts de Mahler qui l’avaient bouleversé à vingt ans, le troublent encore, malgré lui.

    Saluant sur la scène du Victoria Hall, il reconnaît, tout près de ses proches, le visage de Lenny, un ancien élève de l’Institut Alderson (décor de Loin des bras) où sa mère l’avait mis en pension « sans crier gare, l’année de ses onze ans », et s’imagine aussitôt sa femme, Charlotte, cette « crétine », invitant Lenny à les accompagner au restaurant et lui parlant de la biographie en cours de préparation – « Il ne fallait pas qu’il parle. »

    Clio, sa mère, si fière de le voir au sommet depuis vingt ans, a admiré une fois de plus son frac, son élégance, sa beauté, mais elle a vu ce petit mouvement du pied qui signale une angoisse, elle s’interroge. Bien sûr, il aurait voulu être compositeur, il était doué pour cela, mais elle s’était opposée à ce métier difficile, mal payé, solitaire : « Alexis était fragile. Il avait besoin de gaieté. De lumière. » Contrarié, il pouvait basculer dans la colère. Quand il le voulait, « il pouvait charmer un cobra ! »

    Peu à peu, Metin Arditi présente l’entourage du maestro, les inimitiés, les tensions. « Lenny ne dirait rien. Alexis en était certain. Entre internes, personne n’avait jamais trahi. » L’atmosphère est donc agréable à table, seul le fils d’Alexis garde le silence. L’arrivée d’un célèbre homme d’affaires, Jeffrey Paternoster, attire l’attention : « un charme de vieux riche », observe Alexis, avant de reconnaître le jeune homme qui l’accompagne, Sacha, « le flûtiste russe de l’orchestre ». 

    Un autre projet excite fort Alexis : le « B16 », seize pièces de Beethoven à jouer avec l’Orchestre philharmonique de Berlin, un coffret de dix cédés dont il serait la vedette. Il n’est pas encore sûr d’être choisi, mais se juge bien meilleur que son rival, un chef russe qui en fait des tonnes. Ce serait une consécration.

    En attendant, il propose à Sacha, le flûtiste, de l’accompagner dans sa limousine entre Lausanne et Genève. Curieux de sa relation avec Jeffrey Paternoster, il découvre que leur intimité est aussi liée au poker : Sacha ne joue pas, mais l’homme d’affaires, son amant, beaucoup et très gros. Ni routine ni usure, le poker est un jeu d’émotions violentes. Alexis y a joué à l’internat et quand le Cercle des Trente lui ouvre la porte de ses luxueuses parties, il ne résiste pas à l’invitation.

    Prince d’orchestre fait partager les obsessions, les succès et les angoisses du chef d’orchestre. Sa brillante carrière est un défi permanent. Sa femme et sa mère doivent composer avec ses sautes d’humeur, son égocentrisme, ses peurs. Peu à peu des blessures d’enfance reviennent à la surface. Un chef doit tout contrôler, y compris soi-même, et surtout dans ses rapports avec l’orchestre : diriger, certes, mais sans blesser. Un faux pas lui coûterait très cher, les critiques ne passent rien à ceux qui se prétendent les meilleurs.

    Metin Arditi raconte comment celui qui se croyait à l’abri de tout va souffrir de se voir remis en question, jusqu’à mettre sa carrière en péril. Alexis Kandilis pourra-t-il se reprendre, voire se frayer une voie nouvelle ? Ecoutera-t-il les conseils d’hommes sages qui croisent son chemin ? Des femmes aimantes lui ouvrent les bras, mais leur amour ne lui suffit jamais.

    Prince d’orchestre (un bon conseil de Plumes d’Anges) est un roman haletant sur la musique, l’orgueil, le jeu, la solitude, la création. Metin Arditi, très actif dans le milieu musical genevois, emmène ses lecteurs vers les sommets de la réussite et dans les gouffres des failles secrètes. Peintre de la maîtrise, comme dans Le Turquetto, et connaisseur de l’âme, comme dans L’enfant qui mesurait le monde, le romancier s’interroge ici sur la violence destructrice de quelqu’un qui a tout et prend le risque de tout perdre.

  • Visualiser

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    « Visualiser, décortiquer, analyser puis fragmenter pour mieux photographier mentalement, il ne pouvait s’en empêcher où qu’il fût, un scanner vissé dans la rétine, c’était plus fort que lui et tant pis si ses amis y moquaient une discipline de policier ou d’indicateur, comment leur faire admettre que lorsqu’on est sensible au mystère des gens on veut savoir. Surtout pas pour juger mais pour comprendre. »

    Pierre Assouline, Etat limite

  • Un arbre généalogique

    L’homme qui observe ses semblables dans le métro, un soir d’automne, le narrateur du roman Etat limite de Pierre Assouline, est généalogiste. Tanneguy de Chemillé l’a invité à la soirée qu’il donne pour fêter l’établissement de son arbre généalogique. François-Marie Samson, l’œil curieux, est attentif aux moindres détails en pénétrant dans leur immeuble du square Albinoni, préférant l’escalier à l’ascenseur pour se rendre au cinquième étage où il est attendu.

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    Le viaduc de Passy et le métro aérien, où débute Etat limite (source YouTube)

    Avec l’impression de marcher dans une page du Figaro, celle du « Carnet du jour », il découvre cette famille française fière de son ascendance. Le fils de Tanneguy et Inès de Chemillé, un adolescent, reste à l’écart de ces réjouissances, le regard plongé dans la contemplation d’un splendide tapis d’Aubusson. Sixte s’avère assez excentrique aussi dans la conversation, brillant élève, souligne sa mère, pour qu’on le laisse tranquille, expliquera le jeune homme.

    De la porte-fenêtre, la vue sur la station de Passy, le pont de Bir-Hakeim, le métro aérien va jusqu’à l’autre côté de la Seine où Samson loue un deux-pièces depuis sa séparation d’avec Agathe. La ligne 6 qu’il vient d’emprunter, sa ligne, relie le XVe où il habite et le XVIe des Chemillé dont il envie un peu « la durée, la pérennité, la continuité ». Son regard revient sur les invités et surtout sur la gracieuse Inès, en passant par le décor où ils se tiennent : « Rien qui sentît l’effort, chez les personnes non plus que dans les lieux. »

    Invité à rester après le départ des autres, Samson fait la connaissance de son hôte, 51 ans, « grand serviteur de l’Etat » au Quai d’Orsay, en attente d’une ambassade européenne, et de sa femme, études d’HEC, soucieuse de la scolarité de sa fille Pauline. Inès de Chémillé le surprend par la simplicité troublante avec laquelle elle enlève ses chaussures et se masse les pieds sur le canapé en sa présence, tandis que son mari sort les labradors.

    François-Marie Samson s’occupe de généalogie familiale et successorale, depuis qu’il travaille à son compte. Quand Tanneguy de Chemillé lui commande en secret l’arbre généalogique de son épouse, les Créanges de Vantoux, pour son anniversaire, il est ravi d’en apprendre davantage sur elle. Il la découvre très efficace dans le cadre de sa profession, à la conférence de presse au Ritz du grand groupe pharmaceutique où elle est directrice de la communication. Il est question de recherches génétiques à partir de l’ADN de tous les Islandais, ce qui suscite questions et protestations parmi les journalistes. Après leur départ, Inès s’approche de lui et avoue que leur rencontre l’a troublée aussi, l’autre soir. Il ne lui en faut pas plus pour passer une nuit blanche.

    Ainsi commence une certaine intimité entre Inès et lui, qu’elle lui demande bientôt d’oublier, par un petit mot. Les recherches sur les Créanges de Vantoux ne sont pas faciles, en particulier pour la branche alsacienne où Samson rencontre des difficultés imprévues. Ne pouvant interroger Inès, Samson en fait part au commanditaire tout en le rassurant : « un arbre est possible ». Tanneguy, satisfait de ses travaux, lâche un « j’ai ce que je voulais » qui l’intrigue et lui fait éprouver quelque culpabilité à l’égard d’Inès.

    Pour ce généalogiste toujours à l’affût d’une faille, d’une fêlure dans les belles apparences, cette famille devient une obsession. Une manière aussi de ne plus penser à Agathe, qui le harcèle de demandes. Quand il emmène sa mère à la Comédie française et qu’il y croise Inès avec son fils, celle-ci lui confie son inquiétude : Sixte ne parle plus du tout. Il lui laissera l’adresse d’un ami psy qui pourrait l’aider, même si son mari n’en veut pas.

    Etat limite, qui s’ouvre sur une visite mondaine, s’emplit peu à peu de mystère. Chacun des Chemillé en porte une part, Sixte d’abord, puis Inès, si belle, si proche de Samson par moments. Déstabilisée par l’attitude de son époux et inquiète du renfermement de son fils, elle n’a que cet homme suspendu à son bon vouloir avec qui en parler ouvertement. La peinture d’un milieu social – la noblesse, comme souvent chez Assouline – se double d’un suspense psychologique. Etat limite porte bien son titre.

    Dans le style classique qu’on lui connaît, Pierre Assouline nous embarque agréablement dans ce récit où affleurent ses centres d’intérêt, à en croire son portrait dans l’Express, comme le goût de la discrétion et des bonnes manières, ou encore ces pages sur la Société sportive du jeu de paume. Dans chacun de ses romans et de ses biographies, au fond, ce qui mène le jeu, c’est la curiosité, le goût des autres et de leur histoire.